La courbure de l’intentionnalité et la liberté
Raoul Moati (Université de Paris Panthéon-Sorbonne [Paris 1])
Mon propos prendra pour fil conducteur un concept que Lacan a retravaillé dans son Séminaire jusqu’à en déplacer profondément la signification et la portée, à savoir le concept intentionnalité. Ce concept d’origine phénoménologique fait l’objet d’une critique quasi-constante chez Lacan, celle-ci s’explique aussi bien historiquement par la défiance de Lacan à l’endroit de la phénoménologie, en particulier dans sa version sartrienne, antichambre du Moi Imaginaire et des illusions de la conscience, aussi bien historiquement donc, que conceptuellement: on verra en effet que si Lacan donne un certain crédit à la notion d’objet du désir comme objet d’une visée désirante dans le Séminaire VIII, en revanche, à mesure que sa pensée évolue, il se montrera dès le Séminaire X beaucoup plus réservé quant à la possibilité de situer l’objet petit a dans les coordonnées de la corrélation intentionnelle. Bien que Lacan renonce à adopter le modèle de la corrélation, relégué au rang des illusions de l’Imaginaire, il n’en conservera pas moins la notion et la structure de la visée. Reste donc à savoir ce que devient chez Lacan une telle notion de visée dès lors que celle- ci n’est plus raccordée à l’objet petit a comme son objet corrélat, ainsi par ailleurs, qu’il pouvait l’être encore dans une première phase de la pensée de Lacan. On verra que cette question nous permettra de comprendre l’évolution théorique de Lacan par rapport à la notion d’objet petit a, qui deviendra à partir de 1964, et après nombre de transformations, le nom définitif d’une pure consistance logique, topologiquement situable. Aussi dès le Séminaire XI l’objet petit a est libéré des restes d’intentionalisme qui lestaient encore les premières élaborations théoriques de Lacan le concernant. A partir de cette date, l’objet petit a est dépouillé de tout caractère substantiel et se voit désormais théorisé par Lacan comme appartenant à un pur plan géométrique au sein duquel la notion de visée joue à nouveau un rôle crucial mais sous l’effet d’une distorsion topologique de sa trajectoire. C’est en cette distorsion formelle que consistera la pulsion dans son sens lacanien. C’est sur ce caractère topologique de la pulsion que je concentrerais mon attention, et ce, en trois temps: J’insisterai dans un premier temps sur ce que j’appellerai le paradoxe intentionnel de l’objet petit a, avant d’avancer l’hypothèse d’une devenir symptôme du désir à travers la pulsion, pour enfin et contre toute attente, montrer ce qui me paraît, et ce contre la lettre de Lacan, pouvoir rendre possible chez Lacan et contre Sartre, une pensée de la liberté nouvelle revêtant les contours de la déformation topologique de la trajectoire du désir accomplie au niveau de la pulsion.
1. Le paradoxe intentionnel de l’objet petit a
Le paradoxe de l’appartenance de l’objet petit a à un espace topologique/courbe veut que l’objet-cause aussitôt qu’il provoque le désir fait échouer le désir au moment même où la visée désirante pourtant réussit à obtenir ce qu’elle vise. Cet objet-cause provoque à la fois la visée du désir, permettant la désirabilité d’un objet ou d’une situation visés aux formats du fantasme, en même temps que son échec au moment paradoxal où cette visée se remplit de ce qu’elle vise. L’objet petit a est tout autant la cause du désir qu’il est simultanément la cause du maintien du désir dans un état de manque paradoxal, où le sujet persiste à manquer de ce qu’il désire au moment précis où il obtient pourtant ce qu’il désire. C’est pourquoi le manque est constitutif du désir, celui-ci demeure en quête de l’objet-cause manquant, au moment paradoxal où le désir obtient ce qu’il désire.
Aussi l’objet petit a n’est l’objet-cause du désir que dans la mesure où il se révèle ne pas être identique à l’objet visé par le désir. Or le paradoxe de cette non- coïncidence est d’autant plus troublant, que la visée n’est elle-même animée que par l’obtention/satisfaction de l’objet qui la cause comme visée désirante. C’est pourquoi l’objet petit a ne devient le corrélat de la visée désirante que sous la forme d’un leurre, et c’est la raison pour laquelle Lacan range l’intentionnalité de la phénoménologie dans la catégorie de l’Imaginaire. Il faut placer l’accès à l’objet petit a ailleurs que dans la coïncidence d’une visée intentionnelle avec son remplissement, l’objet petit a coïncide au contraire, avec la non-coïncidence paradoxale du remplissement de la visée (l’obtention de ce qu’elle cherche) et de la satisfaction de la visée, ce qui pour la phénoménologie reste impensable. Pour le dire autrement l’obtention par la visée de ce qu’elle vise, l’obtention de l’objet par la visée désirante de l’objet désiré, laisse la visée dans un état paradoxal et impensable pour la phénoménologie, d’insatisfaction de sa visée. C’est ce paradoxe qui permet à Lacan de rejeter l’assimilation de l’objet petit a à l’objet corrélat de l’intentionalité phénoménologique, en même temps que de poser les termes d’une réforme de la visée d’objet à travers la pulsion.
L’objet petit a se présente toujours comme le reste irréductible de l’opération de remplissement qu’il rend pourtant seul possible. Il ne cause la visée du désir qu’en se dérobant à sa prise, c’est-à-dire se révèle dans une non-coïncidence avec le but de la visée dont il cause pourtant la représentation. C’est en tant que résidu de l’opération intentionnelle du désir, c’est-à-dire en tant qu’il est au principe de la non- coïncidence de l’objet ayant causé le désir avec l’objet visé et obtenu par le désir qu’il ouvre la quête métonymique sans fin de l’objet perdu du désir. Car ce qui définit l’objet petit a, c’est qu’il coïncide avec sa propre perte, autrement dit, il n’a de cesse de se perdre dans son obtention même.
En d’autres termes, le sens de l’objet petit a comme formule du fantasme fondamental est exactement inverse à ce que certaines présentations sommaires de Lacan en dise: il ne s’agit pas de viser un objet ou une situation configurée par un fantasme irréaliste nous maintenant toujours à distance de l’objet de nos rêves, l’analyse de Lacan va dans le sens exactement contraire: c’est au moment où nous atteignons l’objet de nos rêves que nous sommes le plus déçu: nous ne manquons pas de l’objet petit a seulement lorsque nous devons nous satisfaire d’objets qui lui sont substitutifs, mais nous souffrons de son manque y compris et surtout lorsque nous l’atteignons tel nous le souhaitions, lorsque celui-ci s’avère pleinement correspondre au format de notre attente fantasmatique. Autrement dit, l’objet petit a est l’autre nom de cette béance paradoxale qui surgit au moment paradoxal où la brèche du désir se colmate. Il est au principe de la réaffirmation d’un manque non soluble au cœur même du remplissement de la visée désirante. Or ce manque ne résulte jamais de l’échec de la synthèse, contrairement à une logique cognitive, mais de sa réussite. Nous ne manquons jamais autant de l’objet petit a que lorsque l’objet atteint satisfait entièrement à notre attente. C’est en atteignant à son objet que le désir manque le plus de son objet.
C’est pour cette raison que loin d’assurer la liaison de la Chose inconditionnée aux objets de l’expérience sensible, l’objet petit a est tout autant l’opérateur de leur déliaison irréductible, c’est en ce sens qu’il a tout à voir non directement avec le désir, mais bien plutôt avec la pulsion comme pulsion de mort. En d’autres termes, l’erreur serait de croire que le manque procède d’un échec de la synthèse désirante, qu’il résulte d’un échec à atteindre ce qui est visé, c’est le contraire: on ne fait l’expérience du manque de l’objet de notre désir qu’au moment où notre désir se remplit de ce qu’il désire, c’est-à-dire de l’objet qu’il vise, au moment où il atteint. Ce serait rater l’irréductibilité de la théorie de Lacan à toute analogie avec une philosophie de la connaissance classique que de minimiser la coïncidence de l’échec de la synthèse avec sa réussite. Autrement dit, tant que l’on ne saisit pas que ce n’est que dans la mesure où le désir obtient ce qu’il désire tel qu’il le désire, suivant le format de sa visée (calibré par le fantasme) que la synthèse échoue, on ne se donne pas les moyens de penser ce qui chez Lacan détermine la différence de régime entre le désir et la pulsion : on finit par tout raplatir sur un même plan, dans une même phénoménologie du désir englobante et réductrice que Lacan pourtant n’a eu de cesse de critiquer.
L’objet petit a est un principe de liaison synthétique tout autant que de déliaison de cette même synthèse. Le paradoxe veut que l’objet petit a nous fait manquer de ce que nous désirons quand nous obtenons ce que nous désirons. Ainsi le statut de l’objet petit a dans le désir se caractérise par le fait que quand bien même nous l’aurions atteint comme l’objet que notre désir visait (à travers le contenu que lui fait revêtir le fantasme) l’épreuve du manque qui aurait dû être éliminée par l’obtention de l’objet visé par le désir, selon son format d’attente, non seulement ne cesse pas, mais s’amplifie et se trouve ainsi paradoxalement exacerbée¹. L’objet petit a signifie que la jouissance de l’Autre n’existe pas, j’entends par jouissance de l’Autre, l’adéquation de la jouissance attendue avec la jouissance obtenue, or si la jouissance espérée, à travers la formule du fantasme, n’est jamais obtenue, c’est au moment même où ce qui est désiré est pourtant obtenu. L’idée de Lacan n’est donc pas que nous n’obtenons jamais ce que nous désirons, mais bien plutôt que c’est au moment que nous obtenons ce que nous désirons que nous en manquons le plus.
Je n’échoue jamais autant à atteindre ce que je désire qu’au moment où je l’atteins. C’est la raison pour laquelle l’obtention de l’objet petit a coïncide avec sa perte, nous ne perdons ce que nous désirons qu’à l’avoir obtenu, ce qu’une analogie avec la synthèse cognitive nous ferait perdre de vue puisque pour elle, la coïncidence de l’obtention de ce qui est visé avec la perte de ce qui est visé, demeure impensable. Or c’est là tout le sens du propos de Lacan d’après lequel l’objet petit a n’est pas spécularisable, on pourrait ainsi dire de lui: aussitôt spécularisé par la visée du désir aussitôt perdu, d’où l’émergence d’une tension non synthétique, d’un hiatus persistant faisant constitutivement échouer l’intentionnalité du désir au moment paradoxal de sa réussite. L’objet est en quête de l’objet perdu de son désir, en tant que celui-ci se perd dans le remplissement de la visée du désir et ne coïncide pas avec celle-ci. Il est donc perdu en tant qu’il ne se trouve pas au lieu où le désir se représentait qu’il était (c’est-à-dire au niveau du remplissement de la visée), pour autant il n’est pas non plus ailleurs, puisqu’il est identique à sa perte et au principe de la satisfaction insatisfaite du désir. C’est en tant que la satisfaction du désir ne coïncide pas avec le remplissement de sa visée qu’il faut comprendre le sens de la critique de l’intentionalité husserlienne que Lacan déploie dans le Séminaire X.
Soulignons tout d’abord que cette critique de Husserl permet de comprendre le sens même de la refonte de la dimension de visée du désir dans la pulsion. C’est dans ces pages du Séminaire X que Lacan semble poser les bases de sa propre théorie de la pulsion, celle qu’il développera un an plus tard dans le Séminaire XI. Avant d’aborder le problème de la corrélation noético-noématique dans la phénoménologie de Husserl, Lacan précise l’insuffisance de toute théorie de l’objet corrélat de la connaissance pour situer cliniquement l’objet petit a: le reproche la caractérisation de la connaissance comme identité entre la pensée de quelque chose et la réalité de cette chose, autrement dit, l’inscription de l’objet dans des coordonnées spéculaires:«L’objet de la connaissance est construit, modelé, à l’image du rapport à l’image spéculaire. C’est précisément en quoi cet objet de la connaissance est insuffisant»².Ce qui permet de comprendre la critique ultérieure que Lacan dresse du noème husserlien, en tant que le noème représente chez Husserl l’objet corrélat d’une visée noétique, c’est-à-dire l’objet en tant que visé par un acte de visée, or l’objet petit a n’est justement pas isomorphe à l’objet tel qu’il est visé par le désir, une telle isomorphie procède nécessairement d’une méprise spéculaire: l’objet cause du désir n’est pas devant la visée, mais derrière elle, comme le soutient Lacan:
Mais l’objet du désir peut-il être conçu de cette façon? En est-il ainsi concernant le désir? (…) Pour fixer notre visée, je dirai que l’objet a n’est pas à situer dans quoi que ce soit d’analogue à l’intentionnalité d’une noèse. Dans l’intentionnalité du désir, qui doit en être distinguée, cet objet est à concevoir comme la cause du désir. Pour reprendre ma métaphore de tout à l’heure, l’objet est derrière le désir³.
On constate dans cette citation que Lacan ne rejette pas l’intentionnalité, il distingue l’intentionnalité du désir de celle de la noèse. N’est-ce pas ce qui explique que dans la topologie de la pulsion soit maintenue précisément la référence à une certaine visée (Aim) en tant précisément qu’elle est distincte de son but (Goal)? Lacan critique l’intentionnalité phénoménologique en affirmant à partir de Freud la nécessité de desserrer topologiquement l’objet (de la visée) du but de la pulsion, là où dans l’intentionnalité phénoménologique l’objet est identifié au but de la visée:
C’est aussi là le sens des passages importants du Séminaire X où Lacan se désolidarise de la notion clé de ses premiers séminaires, à savoir celle de désir, en tant que le désir par sa tendance intentionnelle à placer l’objet-cause en position d’objet-visée, et finit par se fourvoyer dans l’illusion intentionnelle de leur identité. Lacan reprend l’assertion du bouddhisme et affirme ainsi que «le désir est illusion»⁵. La pulsion se trouve au-delà du fantasme pour Lacan dans la seule mesure où elle installe la visée dans des coordonnées qui ne sont justement plus spéculaires: ce que vise le désir c’est se remplir de ce qu’il obtient en le visant, alors que la pulsion, elle, s’inscrit d’emblée dans les coordonnées d’une quête qui n’est plus spéculaire dès le départ, autrement dit, elle procède d’une visée qui ne vise plus à obtenir ce qu’elle vise, puisqu’à l’obtenir elle le perd, mais qui œuvre directement à l’échec de l’obtention, cela par un déplacement topologique du but de la visée par rapport à son objet. A ce titre, la pulsion ne saurait répondre aux mêmes critères de visée que le désir dans son articulation au fantasme en tant que ce dernier alimente l’identification illusoire du remplissement de la visée désirante avec ce que Lacan appelle dès le Séminaire VII, «la réalisation du désir». Or le remplissement de la visée du désir ne correspond jamais chez Lacan avec «la réalisation du désir» qui elle, engage la «traversée du fantasme» qui alimente la visée désirante (comme le montre le vecteur d/$ <> a sur le graphe du désir). Comme on vient de le voir, la pulsion ne dérive pas du désir, elle reste non déductible de l’économie intentionnelle du désir, elle s’installe au contraire dans le hiatus résultant de l’échec de la synthèse du désir.
La pulsion se présente comme une façon de faire réussir le désir envers et contre son propre échec constitutif, ce qui explique la raison de sa nature topologique, et son rapport avec la jouissance. En effet se greffe au renouvellement de l’échec du remplissement de la visée désirante à coïncider avec sa satisfaction, une réjouissance paradoxale tirant sa satisfaction de cet échec lui-même. Pour ce faire, la pulsion modifie topologiquement le critère du remplissement de la visée : celui-ci ne procède plus d’une synthèse d’identité de la visée du désir à son but visé (l’objet petit a): la réussite ne résidant plus dans la coïncidence de ce qui est obtenu par rapport à ce qui est visé, puisqu’une telle coïncidence s’avère être défectueuse au moment précis où elle se réalise, la distorsion topologique de la pulsion pose comme critère de réussite de la visée qu’elle échoue à atteindre son but fixé dans l’objet petit a.
Ce déplacement de critère de la réussite par l’échec s’explique par la distorsion topologique de la pulsion entre sa visée (Aim) et son but (Goal). En ce sens, la pulsion prend le relais du désir, non pas en cherchant de nouveaux moyens plus efficaces pour atteindre son objet, mais en faisant de l’échec du désir à l’obtention de son objet son propre but. L’échec du désir se trouve ainsi relayé par une déformation topologique de l’espace du désir dont le propre est de convertir l’échec de ce dernier en une forme de réussite paradoxale, lui permettant de ne plus subir son échec, mais au contraire d’y trouver les conditions d’une satisfaction paradoxale dont l’autre nom est précisément la jouissance. C’est pourquoi la jouissance est comme telle habitée par la pulsion de mort, et que cette jouissance inéliminable est au principe de la formation du symptôme comme manifestation par excellence de l’accomplissement du trajet de la pulsion.
C’est sur ce mécanisme paradoxal de la pulsion qu’il va falloir maintenant nous arrêter. Avant cela, je voudrais faire état d’un passage important de Parallaxe où Žižek développe sa propre lecture de la pulsion lacanienne contre la formalisation qu’en propose Jacques-Alain Miller. Dans un court passage, Žižek rend compte d’une difficulté quasi-analogue à celle que nous repérions dans une description par trop synthétique du fonctionnement de l’objet petit a, c’est-à-dire une logique qui réduirait la logique de la pulsion à une logique dérivée par rapport à celle du désir. Žižek se réfère à un article de Miller intitulé «Le nom-du-père, s’en passer, s’en servir»⁶ et se propose d’y répondre en accentuant l’irréductibilité de la relation à l’objet petit a dans la pulsion par rapport à celle du désir, Žižek insiste sur l’impossibilité de prolonger la logique du désir dans celle de la pulsion.
Dans son texte, Miller propose une distinction inspirée de Walter Benjamin, entre «l’angoisse constituée» et «l’angoisse constituante», qui serait au cœur du passage du désir à la pulsion. La première, je cite le commentaire qu’en fait Žižek «renvoie à la conception classique de l’abysse terrifiant qui menace de nous engloutir, la seconde représente la «pure» confrontation avec l’objet petit a en tant qu’il est constitué dans sa perte même»⁷, ce qui implique chez Miller le fait que l’angoisse constituée est liée au statut de l’objet tel qu’il se présente dans le fantasme, alors que l’angoisse constituante elle, procède d’une angoisse auto-produite par le sujet au moment où il «traverse le fantasme» et je cite Žižek «affronte le vide, l’écart comblé par l’objet fantasmatique-comme le dit Mallarmé dans la célèbre parenthèse de son «sonnet en yx», l’objet petit a est «ce seul objet dont le néant s’honore»⁸.
Selon Žižek, Miller «ne sort pas de l’horizon du désir»⁹ dans la mesure où il définit l’objet petit a comme l’objet dont le surgissement est contemporain de sa perte. Or pour Žižek le lien entre l’objet petit a et sa perte n’est pas du tout le même entre le désir et la pulsion. Žižek affirme en effet que «dans le cas de l’objet petit a comme objet-cause du désir nous sommes en présence d’un objet originellement perdu qui coïncide avec sa propre perte, qui surgit comme une perte, tandis que dans le cas de l’objet petit a comme objet de la pulsion «l’objet» est directement la perte elle-même. Dans le passage du désir à la pulsion, nous passons de l’objet perdu à la perte elle-même en tant qu’objet»¹⁰, c’est pourquoi il faudrait selon Žižek ajouter une dimension supplémentaire à l’analyse de Miller concernant le statut post- fantasmatique de l’objet petit a «entre l’objet-cause perdu du désir et l’objet perte de la pulsion»¹¹. Autrement dit, s’il est vrai que la traversée du fantasme provoque l’angoisse du sujet dans la mesure où il lui est demandé de faire face, par-delà toute identification imaginaire à l’objet-cause de son désir, au vide qui soutient cette formation fantasmatique, qu’il s’agit autrement dit pour le sujet de vivre l’objet-cause du désir sur la scène de son identité avec la perte, non avec le contenu désiré qui la manifeste, le statut de la pulsion engage le sujet à aller plus loin encore selon Žižek et à substituer à la logique de l’objet perdu, la logique de la perte elle-même comme objet. Si cette solution permet de faire sortir la logique relationnelle de la pulsion de sa réduction à la logique relationnelle du désir, toutes deux s’articulant autour d’un même objet perdu de deux manières différentes (fantasmatique et post- fantasmatique), il me semble toutefois que la solution zizekienne finit par identifier la modalité relationnelle de la pulsion (la perte) à l’objet lui-même (qui devient dans sa théorie l’objet-perte), alors que pour ma part, j’aurais plutôt tendance à soutenir que la différence entre la logique fantasmatique du désir et la logique post-fantasmatique de la pulsion tient plus dans une différence d’approche de l’objet petit a irréductible l’une à l’autre, et où la pulsion prend le relais du désir pour inverser les critères de la réussite.
L’idée étant de «solutionner» l’impasse du désir, il s’agit plus fondamentalement pour la pulsion de faire du problème (l’impasse du désir) la solution. Et ce n’est que dans cette inversion de rapport où l’échec du désir est transformé en réussite que réside selon moi la logique de la pulsion, c’est en ce sens que l’on peut comprendre sa fonction topologique d’incurvation de la visée intentionnelle. La pulsion est une machine à transformer l’échec en réussite, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre la notion lacanienne de la «passe», il ne s’agit certainement pas de sortir le désir de son impasse, une telle sortie relèverait d’une aspiration imaginaire régressive, il s’agit plutôt de convertir l’impasse du désir en une forme de réussite paradoxale à laquelle le sujet à travers la pulsion et le symptôme qu’elle engendre devra finir par s’identifier. C’est pourquoi je ne suis pas sûr qu’il faille identifier l’objet petit a à la perte de la pulsion elle-même, il me semble qu’il faut plutôt passer d’une logique de la perte qui rend vaine toute tentative d’en sortir par des substituts fantasmatiques imaginaires, en tant qu’elle met le désir en situation de subir le vide réitérant de l’objet de son désir, à une logique de la perte auto-produite, impliquant la réalisation d’une sorte de monstre intentionnel consistant dans la réalisation d’un remède par le pire (et non plus par le Père et le désir qu’il soutient) remède par le pire par lequel le seul moyen d’accéder à l’objet perdu réside dans l’activité acéphale et répétitive, de le perdre à nouveau sans fin. C’est ce que j’ai voulu appeler la symptomatologie de l’esprit ou le devenir symptôme de l’intentionalité. Le paradoxe d’une telle symptomatologie veut donc que la jouissance pulsionnelle suture la non-coïncidence du remplissement de la visée avec sa satisfaction.