(a)Border le vide
Le tao qui peut être exprimé
n’est pas le Tao éternel.
Le nom qui peut être nommé
n’est pas le Tao éternel.
L’indicible est l’éternellement réel.
nommer est l’origine
de toutes choses particulières.
Libre du désir, tu comprends le mystère.
Pris dans le désir, tu ne vois que les manifestations.
Pourtant mystère et manifestations
jaillissent de la même source.
Cette source s’appelle ténèbres.
Ténèbres dans les ténèbres.
La porte vers toute compréhension.[1]
J’aimerais commencer par dire que le livre de Christian Fierens est pour moi une très belle source d’inspiration et l’occasion d’une aussi belle rencontre ! Je fréquente son séminaire depuis quelques années et je reste surpris, je l’espère lui aussi, des manières dont on se rencontre autour de son séminaire aux rencontres imprégnées de textualités parfois très différentes et à la croisée de langues différentes également, ainsi que de leurs traductions. Le mouvement me semble une caractéristique essentielle de cette rencontre et je suis heureux de la retrouver dans le texte que nous considérons aujourd’hui.
Alors ? Pourquoi ne pas se débarrasser de Kant une bonne fois pour toutes ? Et surtout de sa Loi qui nous emmerde et bride constamment nos libertés si âprement acquises ? Peut-être simplement parce qu’on n’y arrive pas ? Ou « pas entièrement » ou « pas comme il faut »…
Je ne suis pas là aujourd’hui pour critiquer les recherches d’alternatives à Kant, bien au contraire ! Et bien évidemment, il y en a d’éblouissantes, mais j’espère au même titre que la contribution de Kant. Aussi, « au pied de la lettre » Kant a prouvé depuis le temps à quel point il pouvait servir, mener presque, à une caricature de lui-même. Pour moi il est évident que ce n’est donc pas dans un Amour inconditionnel que se situe l’intérêt de Kant, mais bien dans une tentative d’appliquer la « méthode » critique kantienne à Kant lui-même, inconscient « en plus » et ça n’est pas rien. Avec Lacan, cette méthode critique prend une tournure plus radicalement structurale et inscrite à la racine du langage. Virage langagier au travers de l’équivocité inhérente au langage lui-même. Un redoublement qui donne une certaine plasticité à la subjectivité ainsi qu’un certain espace, un vide permettant d’y inscrire la possibilité d’un mouvement. C’est là que j’ai choisi d’intituler mon intervention « (a)Border le vide… ».
Ce n’est donc pas la vérité de Kant en soi qui nous intéresse avec Christian Fierens, mais ce que l’auteur peut nous transmettre dans le déploiement de sa logique « en acte ». Plutôt que la vérité des arguments de Kant, c’est la justesse de ses déplacements logiques que nous suivrons et ce sont bien ces gestes inscrits dans l’action qui nous mèneront à la rencontre d’une dialectique, nécessaire à l’inscription du sujet dans la loi en tant que sujet et à l’établissement de ses libertés. Seulement les choses ne vont pas de soi et on voit à quel point l’équivoque entre sujet et objet permet à Kant de penser la nécessité du principe. Une coupe dans le sens qui évidemment nous en rappelle d’autres…
L’éthique constitue une charnière ou une clé de voûte à l’endroit de la pensée humaine, dans une manière très particulière d’intégrer et d’interroger l’idée ou la question d’« acte » ou d’« action » dans la façon d’« être » Humain. Cet abord de l’humanité nous permet de fonder en même temps — et j’insiste sur la simultanéité, c’est primordial — le cadre de son existence et les conditions de sa propre liberté dedans. C’est pour moi aussi un indicateur de la « nécessité » de ne donner consistance à cette « existence » et la manière de la penser, qu’à la condition de la prendre en compte dans l’aspect fondamentalement « dynamique » de sa constitution !
Fondement « éthique » d’un Sujet humain donc, mais à la condition d’être capable de l’exprimer, le ressentir, le penser et le dire. Prenant ce point assez arbitraire comme charnière de départ, notre argumentation tentera, autant dans sa « manière de » que dans « ce dont » elle parle, de prendre en compte le passage impératif, constitutionnel, par le prisme omniprésent d’un « principe » qui conjoint « au moins deux » consistances différentes pour faire sujet ou objet, faire simplement « quelque chose ». Ainsi, le fondement individuel (ou particulier) autant que commun (ou universel) des « Choses » naîtrait nécessairement « d’une faille dans l’Un » ou « dans une faille de l’Un ».
Sinon où chercher la nécessité ou l’efficacité d’un « au moins deux » au départ même de la subjectivité, surtout si c’est pour supposer l’existence de l’Un juste après ?! C’est, en tout cas, à la lumière toute caricaturale de cette difficulté à fonder et séparer, en même temps, une figure de « compte-pour-Un » vide, lançant à l’infini le mouvement « aller-retour » entre métaphore et métonymie du sujet et de l’objet que notre réflexion doit impérativement se situer.
Alors (a)Border le vide dans le contexte du livre de Christian Fierens, ça veut dire quoi ?
[1] Lao Tseu, Tao Te King, un voyage illustré, trad. Stephen Mitchell, Paris, Synchronique Editions, 2008, verset 1