‘Satisfiction (satisfaction fictitious)’
« Après ce que je viens de vous mettre au tableau, vous pourriez croire que vous savez tout. Il faut vous en garder. Justement parce que nous allons aujourd’hui essayer de parler du savoir. De ce savoir que, dans l’inscription des discours – ceux dont j’ai cru pouvoir vous exemplifier que se supporte le lien social – dans cette inscription des discours, j’ai mis, j’ai écrit S2 pour symboliser ce savoir. » (J. Lacan, 13 mars 1973)
Nous nous rendons bien compte qu’à donner un tel titre à ce document et l’accompagner des « formules de la sexuation » telles qu’elles sont apparues dans le séminaire « Encore », peut paraître un peu troublant pour un article universitaire, surtout lorsque celui-ci doit être « éclairant » quant à la théorie psychanalytique et trouver ou amener des éclaircissements à l’endroit de la pratique dans le quotidien du praticien. Nous pensons néanmoins, avec Jacques Lacan, que ce type de détours qui peuvent sembler contre-intuitifs aux premiers abords, sont en vérité la seule manière d’accéder au « nœud du problème ».
Si on accepte, depuis Freud, que ce n’est pas l’organisation consciente de nos pensées et nos émotions qui nous permet d’avoir un regard objectif sur la nature de la subjectivité humaine et la complexité des relations qui en découlent. Si, de cette manière, nous sommes prêts à accorder une attention centrale à l’hypothèse d’un inconscient et d’une division primordiale du sujet – contre les idées aujourd’hui vastement répandues que la subjectivité est acquise ou présupposée, menant à des conceptions telles que la « pleine conscience » – alors il nous semble que la seule voie de travail et de réflexion à emprunter sera aussi tortueuse et contre-intuitive que celle de l’émergence de la subjectivité : marquée dès l’origine par une relation primordiale « à l’autre » et traversée, fondamentalement médiée, par un langage complexe qui éloigne le Parlêtre d’un quelconque état de Nature…
Le graphique ci-dessus et la citation qui l’accompagnent constituent l’ouverture de la séance du 13 mars 1973 du séminaire de Lacan. Ce que le lecteur ne verra pas ici, est que cette citation est directement suivie d’une représentation de trois « Discours », tels que Lacan les a élaborés les années précédentes. Ce rappel nous semble essentiel avant de plonger plus loin dans notre sujet : la psychanalyse est avant tout une expérience de parole et c’est bien par l’étude du langage (de façon plus vaste) que nous orienterons notre réflexion, tant dans la cure que dans la théorie qui permet de lui donner une certaine « direction ».
« L’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole » (J. Lacan, 13 novembre 1968)
Jacques Lacan était un intellectuel brillant dont la portée de la contribution – psychanalytique mais également philosophique – n’a certainement pas encore été véritablement établie ou reconnue. Cependant, en dehors des cercles « portant son nom », c’est une figure plutôt obscure du paysage intellectuel français du XXe siècle. Les gens savent éventuellement qu’il « faut savoir » que Lacan a existé, mais n’ont pas la moindre idée de ses contributions. La plupart du temps Jacques Lacan sert littéralement d’excuse pour « retourner à Freud », de la façon la plus pauvre et la plus éloignée de ce qu’il a tenté d’en faire lui-même. Mais ce serait certainement trop simple de dire que son génie serait juste incompris ou passé inaperçu et qu’il n’y aurait en face que des ignorants qui ne savent pas apprécier une source de Savoir à sa juste valeur. Notre avis est que Lacan a largement contribué à cette image négative qui plane au-dessus de lui, à commencer par l’obscurité de son style et la complexité de ses constructions de phrases. Mais, comme il le dirait lui-même, « le style c’est l’homme » (en empruntant la citation au Marquis de Buffon) et nous ne critiquerons pas ici le style en question, qui nous a permis de déplacer notre regard et notre pensée concernant le psychisme humain d’une manière que nous n’aurions jamais pu imaginer lorsque nous avons entamé notre voyage dans le champ de la psychanalyse. Nous tenterons néanmoins dans l’intérêt de cet exposé de clarifier certaines notions clés, essentielles au changement de paradigme à la base du renouveau de la pensée freudienne à la charnière du XXIe siècle et – nous l’espérons – bien au-delà.
La question de départ qui nous anime ici, dans le contexte d’un apprentissage au sein d’un environnement universitaire dans le paysage psychologique contemporain, est la question de la pertinence d’un « diagnostic différentiel » ayant comme fonction d’aider le clinicien à faire la distinction fondamentale entre une structure « psychotique » d’une part et une structure « névrotique » de l’autre. L’idée, nous semble-t-il, derrière cette distinction « structurelle » (ce qui n’est pas rien car, par sa nature même, elle semble indiquer un trait essentiel de la constitution d’un rapport qui va inscrire le sujet dans la [ou sa] réalité). La notion de rapport (différentiel) nous semble bien sûr centrale ici et ce n’est pas un hasard si nous avons décidé d’alimenter notre questionnement au départ du célèbre « Il n’y a pas de rapport sexuel » de Lacan et par extension des formules de la sexuation qu’il élabore en 1973, visibles sous le titre de notre intervention.
Une des questions qui nous vient en premier lorsque nous reprenons dans ce contexte l’importance d’une séparation de structure, est de se demander si le côté « différentiel » du diagnostic n’aurait pas comme fonction essentielle – et inconsciente – de rassurer (dans le sens d’un passage constitutif par l’angoisse d’un acte identificatoire ?) le clinicien dans son approche.
Dans un esprit « lacanien », il nous semble qu’il y a là matière à effectuer un des renversements qui ont fait la célébrité de notre « analyste préféré » (celui qu’on aime détester), en ramenant la question de la « différence » à l’endroit du praticien lui-même. En effet, de la même façon que la psychanalyse nous amène à penser que le fonctionnement dit « normal » de l’Homme se conjuguerait plutôt sur un mode névrotique – car, nous dit Freud, c’est la solution la plus économique – il nous semblerait peut-être trop aisé de vouloir inscrire de cette manière le « pathologique » du côté de la psychose, dont par exemple la schizophrénie pourrait constituer une forme paradigmatique puisqu’elle cristalliserait, « dans le nom », une division non seulement insurmontable, mais également handicapante ou paralysant l’inscription de la personne dans un environnement social. Au départ d’une « bonne » intention donc…